Remettre le monde à l’en-droit…
L’outil juridique au service de la reconstruction des femmes victimes de violences
Cet article est un extrait synthétisé de mon mémoire de fin d’étude rédigé dans le cadre du Diplôme universitaire “Violences faites aux femmes” de l’Université de Paris 8 sous la Direction de Mme Ernestine RONAI, M. Edouard DURAND, et M. Alexandre LUNEL.
Quand on aborde les violences faites aux femmes, il y a très vite une discordance qui apparaît, comme une sensation de vertige face à l’épreuve de la réalité.
D’un côté, l’ampleur. Des violences qui, en France, se chiffrent en centaines, en milliers, en centaines de milliers, en millions :
- 145 morts violentes au sein du couple enregistrées en 2022, dont 118 femmes et 27 hommes, tués par leur partenaire ou ex-partenaire, auxquels il faut ajouter 12 enfants décédés dans un contexte de violences au sein du couple (1) ;
- 244 000 victimes de violences conjugales enregistrées en 2022 par les forces de sécurité, dont 86% de femmes (2) ;
- 321 000 femmes, en moyenne, âgées de 18 à 74 ans victimes de violences physiques, sexuelles et/ou psychologiques commises par leur conjoint ou ex-conjoint au cours d’une année (3) ;
- 110 000 personnes majeures, 94.000 femmes et 16.000 hommes, victimes de viol ou de tentative de viol chaque année (4) ;
- 160 000 enfants victimes de violences sexuelles chaque année (5) ;
- au total, 5,5 millions de femmes et d’hommes qui ont été victimes de violences sexuelles dans leur enfance, soit 3,9 millions de femmes (14,5%) et 1,5 million d’hommes (6,4%) (6).
Ce sont là des estimations – minimales – la réalité étant bien plus importante encore.
De l’autre côté, les chiffres du traitement judiciaire. Quelques centaines, à peine quelques milliers :
- en 2017, moins de 20 000 auteurs (16 829 hommes et 730 femmes) ont été condamné.e.s pour violences entre partenaires (7) ;
- seuls 10% à 12% des viols et des tentatives de viol font l’objet d’une plainte : 74% de ces plaintes sont classées sans suite ; seulement 10% aboutiront à un jugement. On compte ainsi près de 1 500 condamnations pour viols et tentatives de viol chaque année, un chiffres qui a chuté de 40 % entre 2007 et 2016. Au total, moins d’1% des viols et des tentatives de viol sont condamnés par la Justice en France (8) ;
- Pour les enfants, les chiffres sont encore plus vertigineux : on compte 4% de plaintes concernant des faits de violences sexuelles commises sur mineurs ; plus de 70% de ces plaintes font l’objet d’un classement sans suite ; au total, seules 3% aboutissent à une condamnation (9).
Entre les deux, l’ampleur de la réalité, d’un côté, et le traitement judiciaire, de l’autre, un gouffre, abyssal, étourdissant. Ces chiffres témoignent de la défaillance de la Justice et, corollaire direct, de l’impunité des agresseurs.
Ils pourraient nous conduire à l’inaction tant ils sont consternants. Oui, après tout, à quoi bon ? Comment lutter face à l’institution ? La bataille semble perdue d’avance, non ?
Durant cette année de D.U., Ernestine RONAI n’a eu de cesse de répéter l’importance de voir le verre à moitié plein, comme un choix résolu venant nourrir l’action, une posture en soi militante. Entre ce qui devrait être et ce qui est réellement, le choix de l’espoir permet de voir ce que cela peut être malgré tout.
C’est avec ce positionnement que j’ai choisi d’agir, peut-être plus au sein du monde de la Justice mais pour la Justice envers et contre tout. Je salue toutes celles et ceux qui font avancer la cause devant les prétoires, qui s’investissent corps et âme pour défendre les victimes de violences, voir établir leurs droits, faire avancer les lois. Pour ma part, j’ai pris un autre chemin, j’ai fait un autre choix : non pas de lutter contre, mais avec ou sans, de mener le combat ailleurs, sur un autre terrain, celui de la reconstruction.
Dès les débuts de la formation, cette autre voie d’action m’a été confirmée dans les propos du Dr. Muriel SALMONA “Il s’agit de rendre justice à la victime, malheureusement souvent sans la justice tant l’impunité des agresseurs est quasiment totale. Mais on peut leur rendre justice différemment en donnant des premiers secours, des outils pour qu’elles s’en emparent, qu’elles retrouvent une estime de soi, qu’elles récupèrent une vérité, qu’elles arrêtent de se penser à l’origine de tout.”
Rendre la Justice, sans la Justice. Voilà mon champ d’action, ce que je m’évertue à faire désormais au travers de mon activité de thérapeute en accompagnant des femmes qui ont subi des violences – conjugales, sexuelles, ou infantiles – parfois cumulées, souvent répétées….
Après un vécu de violences,
la première des justices, c’est de se reconstruire.
Coûte que coûte. Avec ou sans justice.
De reprendre le cours de sa vie. Vivre, et même revivre, et non pas simplement survivre. De faire taire ces pensées qui accusent au-dedans. De réhabiliter cette identité qui a été si abîmée. De faire un pied de nez aux statistiques qui augurent des trajectoires de vie bien sombres. Bref, de se relever après l’effondrement, se reconstruire après l’anéantissement. Cela me semble le droit le plus fondamental pour les victimes.
Il ne s’agit pas là de faire le jeu de l’agresseur en disqualifiant, moi aussi, la Justice. Pas plus que je n’évince l’Institution pour toutes celles qui souhaitent s’engager dans un parcours judiciaire, qui veulent faire valoir leurs droits. Bien au contraire, je prépare le terrain, je travaille à faire du lien, autant que je soutiens en chemin.
Mais je suis résolument convaincue qu’on ne peut pas faire dépendre la reconstruction des victimes de la Justice seule. Ce serait trop aléatoire, souvent perdu d’avance. Ce serait même injuste.
C’est aussi donner un trop large pouvoir à la Justice, c’est attendre trop d’elle que d’espérer qu’elle dise la vérité. Car la Justice ne détient pas le monopole de la vérité. Souvent même, elle l’altère, la minore, quand elle ne la voit simplement pas.
Des faits qui ont le plus souvent lieu en secret.
Des actes qui rendent muet.
Des séquelles qui vont jusqu’à faire oublier que ça s’est véritablement passé.
Le “parole contre parole” donne une illusion d’égalité. Mais on n’est pas à armes égales devant le tribunal des violences. Comment pourrait-on l’être quand la violence nous a désarmé.e ? Tout cela vient nécessairement fausser la vérité judiciaire.
Dans sa publication, 160 000 enfants, Violences sexuelles et déni social, le Juge DURAND remet en question avec beaucoup de justesse cette notion de vérité judiciaire : “En effet, qu’est-ce que la vérité judiciaire ? Au nom de quoi quelques personnes, magistrats ou jurés, seraient-elles dépositaires de la vérité et légitime pour l’énoncer ? L’acte social de juger ses semblables (…) ne confère aucun pouvoir sur la vérité, plus exactement sur la réalité. L’enfant violé a été violé, l’enfant torturé a été torturé, l’enfant trahi a été trahi. Le réel a eu lieu, nul n’a de prise sur lui, aucune instance n’a le pouvoir d’en décider a posteriori. L’acte social qu’est le jugement n’est donc pas l’énoncé d’une vérité mais la démonstration de la capacité d’une société de s’approcher le plus justement possible du réel déjà advenu. Or, il faut le rappeler, plus de 70% des plaintes déposées pour des violences sexuelles faites aux enfants font l’objet d’un classement sans suite (…). Dans ces conditions, puisque c’est la vertu du doute qui est invoquée pour ne pas prendre au sérieux la parole des victimes, il est clairement abusif de parler de vérité, fût-elle judiciaire.” (10)
La vérité judiciaire fausse la réalité. Ce constat vaut pour toutes les victimes de violences – enfants, femmes, comme hommes.
Pourtant, les victimes ont un besoin viscéral de vérité. Face à l’incongruité des violences, au déni de justice comme de responsabilité, à l’inversion des normes et à la communication paradoxale dont use l’agresseur, ou encore à la désagrégation de ce qui fait son identité, il y a chez la victime un profond besoin de sens, de vérité. Une nécessité de “remettre le monde à l’endroit”.
Voilà où j’ai trouvé le jalon qui me manquait, dans cette magnifique expression de Muriel SALMONA : “Il s’agit de remettre le monde à l’endroit. Il faut démonter tout le système agresseur, et reconstituer avec la victime son histoire en restaurant sa personnalité et sa dignité, en lui rendant justice, en la débarrassant de tout ce qui l’avait colonisée, aliénée et bâillonnée (mises en scène, mensonges, déni, mémoire traumatique). Le but est de réparer toutes les fractures que les agresseurs avec leurs violences ont créées chez la victime dans son rapport avec elle-même, avec son droit d’exister, avec la vérité et le monde qui l’entoure, de lui permettre de s’exprimer à nouveau librement et de vivre tout simplement.” (11)
Remettre le monde à l’endroit. Voilà qui fait sens. Voilà aussi comment articuler l’avocature à ma nouvelle pratique de thérapeute, après que ma trajectoire professionnelle ait connu un virage à 180°.
Dans cette mission d’œuvrer à remettre le monde à l’endroit, l’outil juridique a toute sa place. Plus encore, il est incontournable, tant la violence est une négation du droit – des lois comme du droit d’exister de la victime.
Ainsi, ces quelques mots sont venus dessiner une nouvelle voie, une voie où l’outil juridique vient se placer au service de la reconstruction.
En puisant dans ces mots, j’ai construit un parcours d’accompagnement dédié aux femmes victimes de violences.
Reviv’ & Sens.
Penser une méthodologie d’intervention, soigneusement articuler différents outils et extraire des principes puissants pour esquisser un chemin de reconstruction à destination de celles qui ont vécu l’impensable.
Séance après séance, travailler à déconstruire le système agresseur dans les représentations de l’Accompagnée.
Œuvrer pour la réhabiliter dans ce qui fait toute la beauté de son identité.
Petit à petit, lui permettre de reprendre son chemin de vie après la fracture des violences et découvrir, sous le voile de fragilité extrême, une puissance intérieure insoupçonnée.
Pas après pas, remettre le monde à l’endroit.
Celui des victimes.
Et au-delà.
Celui de notre société.
- DAV (2022), Étude nationale sur les morts violentes au sein du couple en 2022, Ministère de l’Intérieur
- SSMSI, Ministère de l’Intérieur, Info Rapide n°28 – Les violences conjugales enregistrées par les services de sécurité en 2022, 28 Novembre 2023
- Enquête « Vécu et Ressenti en matière de Sécurité » 2022 – SSMSI
- Estimation à partir des enquête de victimation CSF, 2008 ; ONDRP 2012-2017 ; VIRAGE 2017
- CIIVISE, Rapport Violences sexuelles faites aux enfants “On vous croit”, novembre 2023
- INSERM-CIASE, (2020), France métropolitaine
- Ministère de la Justice, SG/SEM/SDSE/RGC, exploitation DACS/PEJC, in La lettre de l’Observatoire national des violences faites aux femmes, n°13, Novembre 2018
- Infostats Justice, Numéro 160, Bulletin d’information statistique, Violences sexuelles et atteintes aux mœurs : les décisions du parquet et de l’instruction, Marianne Juillard, Odile Timbart, Mars 2018
- MIPROF, La lettre de l’observatoire national des violences faites aux femmes n°17, Les violences au sein du couple et les violences sexuelles en France en 2020, novembre 2021
- Edouard DURAND, 160 000 enfants, Violences sexuelles et déni social, Tracts Gallimard, n°54, 2024, p. 26-27
- Violences sexuelles En finir avec l’impunité Dunod, Chapitre 3, Prendre en compte le psychotraumatisme du viol pour rendre justice aux victimes, Muriel SALMONA, p. 47
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